Jean-Daniel Belfond dirige les éditions de L’Archipel, une maison de littérature générale qui publie deux cents nouveautés par an. Il nous donne son point de vue sur la rentrée littéraire, un marronnier qui peut faire oublier que l’édition ne se concentre pas seulement sur ces parutions représentant moins de 1% des publications annuelles ! Interview sans langue de bois.
Que pensez-vous de la rentrée littéraire, est-ce l’événement clé de l’année ?
Nous avons fait le choix de ne pas avoir de rentrée littéraire. Une grande partie de nos publications sont des essais et des documents. La rentrée littéraire est le temps fort de l’année pour nombre de confrères. Pas pour nous. A mes yeux, le nombre de parutions simultanées de romans a quelque chose d’absurde. Imaginez quelque 700 ouvrages se déverser sur la tête d’un critique littéraire qui ne peut traiter dans ses colonnes que de dix ou vingt d’entre eux en deux mois ! Serait-il plus judicieux, comme le proposait naguère Claude Durand, alors patron de Fayard, que la rentrée ait lieu en juin, avant les vacances, afin que les Français aient tout l’été pour lire les nouveautés ? Cette proposition n’était sans doute qu’une boutade.
En réalité, le temps fort de la rentrée, ce sont les sept grands prix de l’automne : les prix Goncourt, Renaudot, Médicis, Fémina, Académie Française, Interallié et Décembre. Là réside le véritable enjeu financier pour les maisons d’édition.
Un prix littéraire est très certainement une aubaine pour les éditeurs ?
En tout cas, les grands prix littéraires d’automne oui. Du Médicis, celui qui s’écoule le moins (autour de 30 000 exemplaires), au Goncourt (L’Amant, de Marguerite Duras, en 1984, a dépassé le million d’exemplaires vendus).
On reproche depuis des lustres à ces prix leur consanguinité. Mais rien ne change. Les jurés ont tendance à voter pour les maisons qui les publient… et les font vivre. C’est patent pour le Goncourt : lors des 25 dernières années, Gallimard et ses filiales l’ont raflé dix fois, ils ont eu ainsi 40% des lauréats. Dans le même temps, quatre jurés du Goncourt sur dix sont publiés par le groupe Gallimard, soit 40% des jurés. Et ces prix censés récompenser des écrivains couronnent en réalité les éditeurs influents, ceux qui comptent des jurés appointés autour de la table, chez Drouant. On ne mord pas la main qui vous nourrit. Au Galligrasseuil de jadis se sont greffés Albin Michel, Actes Sud, plus rarement Minuit. Une fois qu’on a cité ces six groupes ou maison d’édition, on a 100% des 25 derniers prix Goncourt.
Les statistiques ne mentent pas : pas une seule autre maison d’édition ne figure depuis 1980 au palmarès du plus célèbre des prix littéraires.
De sorte que le prix Goncourt, qui à l’image de son président Bernard Pivot se proclame indépendant de toute pression des éditeurs, ne récompense en réalité que six éditeurs dits « à prix ». Ce sera encore vrai en 2018 : sur la première liste de quinze romans, seuls quatre sont édités par des éditeurs « sans prix » : ils devraient vite être éliminés !
Les éditeurs sans prix – Laffont, Lattès, Plon, Fayard, Stock, Calmann-Lévy… – , qui ont pourtant une rentrée littéraire de qualité, peuvent espérer recevoir un autre prix littéraire d’automne, une année de temps en temps. Bref, les miettes !
Est-ce spécifique à la France ?
En Grande-Bretagne, les jurys des prix importants changent chaque année, les prix ne sont donc pas biaisés. Mais, par exemple, en Espagne et en Italie, où les prix sont souvent décernés par les éditeurs eux-mêmes et portent leur nom, on arrive au summum de la tartuferie.
Il reste bien quelques prix honnêtes en France, ce sont ceux remis par les auditeurs de France Inter et France Culture, ou les lecteurs de Elle. Et il y a des dizaines de prix de « complaisance », portant le nom d’une célébrité ou d’un salon, prix qui ne font rien vendre, dont les lauréats sont choisis en sous-main par le créateur ou le président du jury. Mais ils font toujours plaisir à l’auteur, fier de voir sa valeur enfin reconnue.
Pensez-vous néanmoins que cette rentrée soit bonne pour la littérature française ?
Sept cents romans paraissent donc entre août et octobre. Certains sont de bons livres. Pour choisir de les publier, les éditeurs en ont sans doute reçu cent fois plus, les ont triés, fait lire, composés et corrigés. Et on ne peut contester ici l’ampleur du travail éditorial effectué.
Ces 700 nouveautés servent-elles la littérature ? Peut-être la poignée d’entre eux qui restera. Le problème est que le succès ne dure pas. Lit-on aujourd’hui Claude Farrère, Francis de Miomandre ou Sully Prud’homme, qui connurent la gloire de leur vivant ? Les deux premiers reçurent le prix Goncourt, le troisième le premier prix Nobel de littérature. Qui s’en souvient ?